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Photographies Luc Jennepin
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Composition musique Louis Sclavis
Publishing Jean-Marie Salhani éditions
Enregistrement et mixage Tomato Sound Factory

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Musique



fond

lundi 13 avril 2015

Deux textes de Nasser Djemaï



L’ombre

Quand je suis sur mon banc, je vois ce que les autres ne voient pas. Je vois des gens courir pour attraper le bus, d'autres qui sont en train de porter les courses, la maman qui emmène la petite fille à l'école. Des jeunes qui s'embrassent, le vendeur de poissons qui balaye, je suis au spectacle. Moi personne me voit. Je vois des gens rire, je vois des gens pleurer. Un autre qui est en train de divorcer au téléphone. Souvent je prends mon chapeau et je le secoue, je le remets sur ma tête et je recommence à regarder comme si j'avais tourner la page d'un livre. 
Un jour, il faisait très très froid, j'étais sur mon banc comme d'habitude, tout seul. D'un seul coup, une jeune femme s'approche, elle s'assoit à côté de moi, je la regarde pas. Elle sent bon. Elle ne dit pas un mot et j'entends qu'elle pleure. Et là, elle pose sa tête sur mon épaule. Là je croyais que mon cœur s'était arrêté de battre. Je suis resté immobile, je sais pas combien de temps, le soleil avait disparu, le poissonnier avait fermé son magasin depuis longtemps et elle dormait contre mon épaule. J'avais l'impression d'être un arbre. Je voulais plus bouger pour toujours. Que ça s'arrête jamais. Alors j'ai fermé les yeux. Mais elle s'est réveillée et elle est partie.

La valise

Allah, excuse-moi, je sais c'est pas bien, mais s'il te plait, juste je touche ma retraite. Comme ça je prends le billet d'avion pour le mariage de ma fille, ma petite Zora. Allah, des fois je rêve, j'ai mon billet d'avion dans la main et j'arrive à l'aéroport, mes valises elles sont pleines.  Elles sont pleines de vide, pleines de plastique, pleines de tissus. Toute l'année je remplis pas mon estomac juste pour remplir mes valises avec les cadeaux, et je sais on m'attend. Mais je sais pas qui c'est on attend. C'est moi on attend ? Ou  c'est mon argent ? 
Tu sais, si j'ai l'argent, le premier des premiers cadeaux  j'achète, c'est le parfum, le parfum de la France. Même si c'est acheté sur le marché, c'est du parfum de la France. Au marché je prends le plus cher des parfums, ça c'est pour ma femme. Et après il faut  j'apporte à elle des robes, à elle et pour ses sœurs. Et pour ma fille, ma Zora, une robe magnifique, avec beaucoup de dorures, les dorures c'est très important. Plus il y a des dorures, plus la robe elle est belle. Je vais même acheter un rouleau de dorure pour être sûr. Comme ça là-bas je vais tout dorer. Là c'est respect, c'est sûr.
Toujours je prends ma valise et j'ai mal au ventre. Je dis, je vais les revoir. Je pense à mon fils et déjà je tremble. Lui et moi c'est la guerre, on parle plus depuis longtemps. Ma femme, ça fait quarante ans elle me voit que juillet et août. Dis-moi, comment on va se regarder ? Comment on va parler ? Comment on va se toucher ? Je me dis : « C'est rien. Tu vas la voir. Tu vas discuter, raconter ta vie, demander à elle si elle a besoin quelque chose». Mais dans mon cœur je sais elle veut plus de moi. Je sais elle va faire semblant par rapport à la famille, pour les enfants, même si ils sont grands. Et pour rester loin de moi, elle va inviter toujours du monde à la maison, pour pas on reste tout seuls. Tout seuls, elle et moi. Elle sait  je suis habitué à vivre tout seul et  je supporte pas quand y'a trop de monde autour. Elle sait je vais sortir, je resterai pas longtemps à la maison. Je sais, je rentrerai le soir, comme d'habitude, elle a préparé une chambre pour moi. Depuis des années, elle ferme sa porte à clé.  
De toute façon Allah, c'est toi qui décide, moi j'ai rien à dire.

Nasser Djemaï - Auteur / Metteur en scène






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